Accueillie à l’amphithéâtre Jacques Cœur, la conférence « Innovations frugales bénéfiques pour l’Afrique… et le monde ! » a rassemblé diplomates, dirigeants, experts, chercheurs et étudiants autour d’un constat partagé : face aux crises climatiques, énergétiques et sociales, l’Afrique n’est pas seulement un terrain de besoins, c’est un moteur d’innovations sobres, inclusives et robustes, capables d’inspirer la transition mondiale.
Dans son mot d’accueil, Pr Léon Laulusa, Directeur général de ESCP, a rappelé la place centrale de l’innovation dans l’ADN de l’École et proposé une distinction forte : « Innover, c’est faire mieux avec moins : c’est cela la frugalité, transformer les contraintes en opportunités ». S’inscrivant dans la stratégie “Bold & United”, il a souligné l’ambition de ESCP d’intensifier ses ancrages africains et de bâtir des ponts durables entre l’Afrique et l’Europe, au service de leaders responsables.
Pr Nathalie Prime, co-directrice scientifique de la Chaire, a posé le cadre : l’innovation frugale comme philosophie d’action en contexte d’adversité, au service de besoins essentiels (eau, énergie, habitat, mobilité, santé, éducation) dans un monde de ressources limitées. Ni “low-cost” ni “moins-disant”, elle vise la valeur partagée (économique, sociale, environnementale) en combinant frugalité, inclusion et agilité. Elle a aussi pointé les freins (financement, passage à l’échelle, compétences, réseaux, préjugés de marché) et les leviers : nouveaux récits, politiques publiques, partenariats Sud-Sud et Nord-Sud, numérique, open source et leadership responsable. Avec un mot d’ordre : “Made in Africa for the world.”
Des acteurs engagés : diplomatie, entreprises, recherche
La richesse du panel a illustré la coopération concrète entre diplomatie, monde académique et entreprises. Sous la modération d’Alfred Mignot (AfricaPresse.Paris), les interventions ont relié le terrain (cas d’usage, projets, données) aux politiques (dispositifs publics, financements, régulations) et aux modèles économiques (viabilité, passage à l’échelle, ROI).
L’innovation frugale : réponses africaines aux défis mondiaux
RDC : du foisonnement informel à la structuration
SEM Émile Ngoy Kasongo (RDC) a présenté un panorama dense : augmentation du budget Recherche & Innovation de 0,6% à 3% du budget national, concours du génie scientifique, fonds souverains dédiés, incubateurs (Silicon Village, Ishango Startup Center…), plans numériques (2026-2030) et partenariats (PNUD, Banque mondiale…). Au-delà de l’ingéniosité informelle, l’enjeu est la structuration industrielle et le passage à l’échelle. Exemples cités : pavés à partir de déchets, filtres biologiques, incubateurs néonataux solaires, appareils médicaux reconditionnés, plateformes numériques basse connectivité. Message clé : un terreau fertile existe, il faut connecter, financer, industrialiser.
Éthiopie : la frugalité comme choix politique, industriel et humain
SEMme Mahlet Hailu Guadey a présenté une trajectoire où la frugalité n’est pas un pis-aller, mais un cap stratégique porté par l’État, les entrepreneurs et la jeunesse. Dans un contexte de ressources contraintes et d’infrastructures insuffisantes, l’Éthiopie a fait de solutions simples, abordables et durables conçues à partir de ressources locales un levier d’autonomie, d’inclusion et de durabilité.
Symbole majeur : le Grand Barrage de la Renaissance (GERD) sur le Nil Bleu, financé par les Éthiopiens eux-mêmes (mobilisation publique, retenues sur salaires, diaspora, initiatives innovantes type loteries et campagnes SMS). Avec plus de 5 000 MW de capacité installée et une production annuelle estimée à 15 700 GWh, le GERD illustre une double ambition : électrifier massivement (≈ 60+ millions de bénéficiaires) et exporter vers les pays voisins — un message clair de leadership africain capable de concevoir, financer et livrer une infrastructure de portée mondiale.
Au-delà des “grands ouvrages”, la diplomate a souligné un écosystème d’ingéniosité diffuse :
- Machines d’extraction de fibres d’enset (plante-aliment de base), conçues localement pour accroître la productivité et alléger le travail manuel ;
- Enrouleurs et équipements textiles fabriqués à partir de pièces locales, substituant des importations coûteuses et modernisant des coopératives ;
- Décortiqueuses de maïs/arachides locales, améliorant les revenus agricoles ;
- Foyers propres (solaire/biomasse locale) réduisant déforestation, émissions et risques sanitaires.
Cette dynamique s’adosse à une transition numérique assumée depuis 2018, via la stratégie Digital Ethiopia 2025 et la Start-up Proclamation : fintechs, plateformes e-santé/éducation, services mobiles d’accès pour des millions de citoyens. Idée directrice : la technologie au service du développement humain.
Message clé : l’innovation frugale n’a pas besoin de luxe, mais de sens. Elle repose sur la compréhension fine des besoins, la mobilisation des ressources locales et la confiance dans les capacités des populations. Dans un monde en quête de sobriété performante, l’exemple éthiopien montre une frugalité humaine, responsable et inclusive, et pose un choix politique et diplomatique : valoriser les savoirs locaux, renforcer les coopérations (Sud-Sud, Nord-Sud) et bâtir une prospérité partagée.
Eau potable : urgence humanitaire et solutions plug-and-play
SEM Avni Nasufoski (Agence intergouvernementale panafricaine de l’eau – ONU) a rappelé l’urgence : des centaines de millions d’Africains restent privés d’eau potable, avec des conséquences sanitaires dramatiques. Il a présenté des unités de traitement “plug-and-play”, allant de 15 000 L/jour pour les villages à 30 millions L/jour pour les grandes villes, basées sur des chaînes de nano-filtration et pensées pour des environnements sans réseau électrique stable. Au-delà de la technologie, l’appel porte sur la volonté collective, la mobilisation de fonds existants et la responsabilité partagée pour un déploiement rapide.
Infrastructures, énergie, agriculture : la frugalité comme système
Au nom de Universal Distrib, Mme Ibtissam Daif a présenté quatre innovations complémentaires :
- Magic Road (Planète Constructions) : stabilisation des sols transformant des pistes en routes robustes en quelques heures ; plus de 3 000 routes déjà réalisées dans 30+ pays.
- Luminopaint : peinture photoluminescente écologique restituant la lumière pendant la nuit sans électricité ; potentiel de –80% de consommation d’éclairage public, avec bénéfices pour la biodiversité et le ciel nocturne.
- Clean Water : systèmes multi-étages de filtration produisant une eau immédiatement potable y compris en contexte précaire.
- Barbarie Plante (Dr Salah Barbary) : fertilisants hydro-rétenteurs brevetés en 1987 (médaille d’or – Salon de Genève/OMPI), déployés dans 85+ pays ; –70% d’eau en Tunisie (tomate, betterave, olivier), sauvetage de vergers (Maroc, Brésil), reboisement (Sénégal, Côte d’Ivoire, Burkina Faso), extension en Chine. Même logique : faire mieux avec moins, à fort impact social et environnemental.
Les leviers économiques et financiers de la transition
Études de cas d’investissement et de passage à l’échelle
Amaury de Féligonde (OKAN) a partagé trois trajectoires de scaling :
- SPIRO : 50 000 motos électriques déployées (objectif 100 000), réseaux de battery swapping, premiers assemblages locaux (Kenya, Rwanda…). Impacts : qualité de l’air, réduction d’imports de carburant, économies pour les mototaxis ; levées de dizaines à 100 M$ en cours.
- Mauritanie – IPP hybride (solaire/éolien/batteries) : 300 M$, coût de l’électricité ÷ 4 à 5, 24/7 d’énergie renouvelable, substitution au mazout coûteux et polluant.
- InTouch (fintech sénégalaise) : interconnexion de paiements dans 15 pays, levées auprès d’acteurs internationaux ; innovation indigène et montée en régionalisation.
La frugalité n’exclut pas l’ambition industrielle ; au contraire, elle accélère les modèles sobres à grande échelle quand ingénierie, capitaux et régulation s’alignent.
Rôle des banques panafricaines et des politiques continentales
François Labarthe (Attijariwafa Bank Europe) a rappelé le rôle des financements en monnaie locale dans de grands projets bas-carbone (ex. dessalement alimenté en éolien/solaire). Deux dynamiques structurantes :
- ZLECAf : l’union douanière ouvre un marché de 1,3 milliard d’habitants, stimulant échanges intra-africains et chaînes de valeur régionales ;
- Inclusion financière : banque mobile, interfaces en langues locales (ex. wolof au Sénégal), centres d’affaires pour auto-entrepreneurs : des outils frugaux pour démocratiser l’accès aux services et au financement.
Viabilité économique : des ROI différenciés mais convergents
Pr Ahmed Mouloue (Université/Universal Distrib Maroc) a proposé une lecture économique des quatre solutions :
- Luminopaint : –25% à –80% d’énergie d’éclairage ; ROI > 400% sur 5 ans (cycle long, faible maintenance).
- Magic Road : –30% de coût au km vs. bitume ; ROI > 10% sur 5 ans (durabilité, CAPEX initial optimisé).
- Clean Water : ROI > 280% sur 5 ans, –20% de maladies hydriques (externalités sanitaires positives).
- Barbarie Plante : marge brute ≈ 57%, ROI > 300% sur 5 ans, gains hydriques et productifs.
Côté montages : PPP, fonds d’infrastructure, fonds verts/climat, subventions impact, microfinance, voire obligations vertes. Une même équation se dessine : moins d’eau, moins d’énergie, plus d’impact économique et social.
Vers une coopération renouvelée
De la RDC à l’Éthiopie, des solutions d’eau aux routes et peintures photoluminescentes, de l’agriculture résiliente à l’électromobilité, la conférence a montré comment l’Afrique articule créativité, frugalité et passage à l’échelle. Trois lignes de force émergent :
- Capacités publiques en montée : budgets R&I, cadres numériques, concours nationaux, fonds dédiés ;
- Écosystèmes d’exécution : hubs, incubateurs, industriels, diasporas, partenariats multilatéraux ;
- Financements adaptés : monnaie locale, blended finance, instruments climat, inclusion financière.
La frugalité africaine n’est pas une contrainte ; c’est un choix de conception qui vise la robustesse et la valeur partagée. Elle répond aux besoins réels, optimise l’usage de la ressource, ouvre la voie à des coopérations équilibrées et inspire des économies en quête de sobriété performante.
Un agenda d’action pour un futur inclusif
À l’issue des échanges, un message s’impose : le temps est à l’action structurée. Du côté des États : stabiliser les cadres, renforcer le capital humain, soutenir l’industrialisation locale. Du côté des entreprises et investisseurs : miser sur les chaînes de valeur régionales, la maintenance locale, la formation, et la mesure d’impact. Du côté des écoles et chaires : former, documenter, évaluer, diffuser – et relier les communautés d’innovation.
La Chaire Innovation Responsable en Afrique, soutenue par AXIAN Group et Attijariwafa Bank, se positionne clairement comme catalyseur de cette dynamique : un espace de recherche-action, de mise en réseau et de passage à l’échelle. Dans les mots du Pr Laulusa, « Soyons audacieux et unis. Bâtissons ensemble des ponts durables entre l’Afrique, l’Europe et le reste du monde. »
Faire mieux avec moins : l’Afrique en démontre chaque jour la faisabilité et la désirabilité. À nous tous d’en accélérer le déploiement.
Campuses