La Doyenne de la Faculté de ESCP Business School, a livré un témoignage sur le transfert des cours en ligne dans le numéro 2 de la série spéciale Coronam publiée par Le Libellio.

Depuis la fin du mois de février et le confinement de certains étudiants et professeurs italiens, l’ESCP s’est préparée à transférer l’intégralité de son offre de cours en ligne. Ce mouvement s’est largement accéléré à partir du 2 mars, date de la fermeture du campus de Turin qui a marqué le début d’une série de fermetures en cascade, vidant progressivement mais rapidement tous nos campus de leurs étudiants et souvent aussi de leur personnel et de leurs professeurs. Après Turin, vint Madrid le 9 mars, puis Berlin le 11 mars, et enfin Paris le 16 mars, imité par Londres dans les 24 heures qui ont suivi.
Cette situation totalement inédite nous a amené à réagir rapidement et à repenser à la fois l’organisation des cours, la pédagogie et notre relation aux étudiants dans ce contexte très particulier.

Un apprentissage organisationnel rapide
Depuis fin février, plus de 600 cours ont été transférés en ligne sur tous les programmes et tous les campus de l’école. Ce transfert quasi total a nécessité la mobilisation de nos 150 professeurs permanents mais aussi plusieurs centaines d’intervenants extérieurs. Avant la crise provoquée par le Covid-19, l’ESCP bénéficiait déjà d’une offre de programmes en ligne (EMIB, online GMP, certificats en partenariat avec First Finance) mais l’enseignement à distance était limité à des programmes et cibles particuliers et seule une minorité de professeurs avaient expérimenté ces formats, asynchrones pour la plupart d’entre eux.
Dès la fermeture du campus de Turin, l’organisation, à travers une petite cellule consacrée au « digital learning » et composée d’experts techniques et de quelques professeurs passionnés et innovants, a commencé à se préparer à l’éventualité d’une migration en ligne de tous les cours. En effet, au-delà du problème spécifique de Turin et de l’anticipation d’une contagion éventuelle vers d’autres pays et campus (même si les signaux politiques étaient alors bien faibles), l’ESCP a dû faire face à l’éparpillement progressif de ses étudiants internationaux. Ce mouvement a commencé par notre programme bachelor dont les étudiants sont très internationaux et par définition très jeunes ; quel que soit leur campus de rattachement, ils ont décidé, avec l’assentiment des dirigeants du programme et souvent sous la pression de leurs parents inquiets, de regagner leur famille et leur pays d’origine avant qu’il ne soit trop tard.
Pour cette raison, nous avons commencé à mobiliser les professeurs pour qu’ils rendent leurs cours accessibles non seulement aux étudiants présents dans la salle mais aussi à ceux, de plus en plus nombreux, à distance. L’idée était de les inciter, avant même la fermeture de nos campus, à utiliser la plate-forme d’enseignement à distance choisie par l’école (Blackboard Collaborate) pour diffuser en « streaming » leurs cours aux étudiants à distance et les enregistrer pour permettre une écoute asynchrone éventuelle, notamment dans le cas de problèmes de connexion ou de décalage horaire incompatible avec l’heure du cours.
Cours en ligne de Michael HaenleinNéanmoins, la plupart des professeurs n’avaient jamais utilisé la plate-forme d’enseignement collaboratif à distance, même s’ils pouvaient s’être familiarisés avec Blackboard pour y poster leur matériel pédagogique. Pour accélérer et diffuser ces pratiques, la cellule de digital learning s’est mobilisée pour organiser des formations en ligne d’une heure permettant la prise en main de la plate-forme d’enseignement à distance. Tous les professeurs de tous les campus, permanents ou non, ainsi que certains membres du personnel administratif (chargés de programme et de scolarité), qui constituent des maillons clés de la bonne tenue des cours, ont été invités à participer à ces formations. En trois semaines, deux cents personnes les ont effectivement suivies. En complément, la formation en ligne a été intégralement enregistrée et rendue accessible à tous ceux qui le souhaitaient, qu’ils aient pu ou non la suivre. De plus, lorsque cela était encore possible, les professeurs ont été incités à réaliser leurs premières expériences d’enseignement à distance sur le campus (avec ou sans étudiants) afin d’assurer un support technique et pédagogique par les équipes élargies du digital. Enfin, une chaîne d’apprentissage s’est organisée autour des pionniers de ces pratiques. Concrètement, plusieurs professeurs ou membres du personnel administratif ayant déjà pratiqué l’outil ont formé à leur tour leurs intervenants ou collègues, diffusant rapidement à grande échelle.
Ce phénomène s’est largement propagé en partant du campus de Turin et a vite dépassé la simple utilisation de l’outil. Une chaîne de solidarité et de collaboration s’est mise en place entre les collègues des différents campus, devenus paradoxalement plus unis dans cette situation où il devenait impossible de se rencontrer physiquement. La structure multi-campus propre à l’ESCP et le décalage, même relatif, des évènements dans ces différentes régions du monde, ont amené les professeurs à construire sur l’expérience des plus expérimentés qui sont à la fois les premiers touchés par la crise du Covid-19 (le campus de Turin notamment) et ceux déjà familiarisés avec l’enseignement en ligne dans d’autres contextes. Au-delà de la maîtrise de l’outil, il s’agissait aussi d’échanger rapidement sur les bonnes pratiques de la conduite d’un cours à distance, les difficultés rencontrées, la manière de les gérer, l’adaptation nécessaire des modalités et formats pédagogiques, les astuces… Une banque de ressources en ligne comprenant des ressources publiques (webinar de Blackboard et d’Harvard Publishing par exemple) et des sources « maison » (enregistrement de retours d’expériences de collègues pionniers, échanges avec la cellule digitale, kits d’utilisation de certains outils ou techniques tels que la prise en main d’un micro, la constitution des groupes en ligne, la réalisation d’examens en ligne, etc.) a été constituée et centralisée sur la plate-forme pédagogique. Elle est enrichie très régulièrement et permet un apprentissage progressif des spécificités de l’enseignement à distance.
Afin de maintenir et animer la communauté des professeurs, des messages réguliers leur sont envoyés tant pour faire référence aux nouvelles ressources que pour les accompagner moralement dans cette évolution et faire face à des situations parfois difficiles personnellement. Certains de nos professeurs doivent s’isoler de leurs enfants et en viennent à enseigner dans leur cuisine par exemple. L’échange de bonnes pratiques et d’expériences comprend aussi ces dimensions. Un premier questionnaire de retour d’expérience a été envoyé le 20 mars à tous les professeurs de Paris après quelques jours de confinement et les retours sont très positifs. Près de 90 % des professeurs et intervenants extérieurs sondés sont satisfaits ou très satisfaits (50 % très satisfaits) de l’expérience. Les professeurs sondés ont par ailleurs suivi les préconisations générales de l’école sur le choix de la plate-forme (plus de 90 % ont utilisé Blackboard Collaborate) mais certains en expérimentent d’autres telles que ZOOM ou Meet. L’école s’occupe néanmoins de préparer une plate‑forme alternative et d’offrir une petite formation sur le sujet pour faire face à d’éventuels problèmes techniques de la plate‑forme principale dont la robustesse a été néanmoins renforcée (montée en gamme de la licence auprès du fournisseur pour assurer une utilisation intensive). Pour autant qu’on puisse en juger à ce jour, les étudiants ont eux aussi un jugement très positif.

L’amélioration continue des pratiques
Lors d’une première prise en main d’enseignement à distance, les professeurs choisissent en général un format traditionnel sous forme de « conférence » ponctuée par des interactions et échanges avec les étudiants. Ce choix fonctionne plutôt bien lorsqu’un lien est pré-existant entre le professeur et les étudiants et qu’il s’agit, comme dans la situation actuelle, de transférer en urgence les dernières séances d’un cours démarré il y a quelques mois. L’expérience montre ensuite qu’il est souhaitable d’adapter le format et la pédagogie à ce mode d’enseignement distant.
Après de premières expérimentations, certains professeurs se lancent ainsi dans la combinaison d’enseignement synchrone avec un apprentissage asynchrone. Le constat est qu’il est difficile de maintenir la concentration des étudiants en ligne pendant plus d’une heure ou une heure trente. De ce fait, un cours traditionnel a été découpé en différents modules dont certains sont enseignés à distance et d’autres consistent en l’apprentissage via des sources mises à disposition par le professeur (vidéo, articles, cas, exercices) pour lesquelles un travail individuel ou par groupe est demandé aux étudiants. Certains choisissent aussi d’introduire des outils de vote ou sondage dont certains sont imbriqués dans les plates-formes telles que Blackboard Collaborate. D’autres outils tels Kahoot ou Mentimeter permettent aussi de dynamiser une session en introduisant de la « gamification ».
L’expérience montre aussi qu’il est clé de maintenir les interactions sociales à la fois entre le professeur et les étudiants et entre les étudiants eux-mêmes. La relation aux étudiants s’en trouve transformée non seulement du fait de ce mode d’apprentissage mais aussi du contexte anxiogène dans lequel un certain nombre d’entre eux sont placés. Il est plus important que jamais d’être particulièrement attentionné et à l’écoute des étudiants. Certains peuvent être dans des situations de souffrance physique ou sociale (seuls dans une chambre d’étudiant de 10 m2 à des milliers de kilomètres de leur famille). La relation digitale est leur seul lien avec le monde extérieur et le professeur gagne à faire preuve d’empathie vis-à-vis d’eux. Il est plus important que jamais d’animer une communauté en ligne. C’est en particulier ce que souligne un de nos collègues de Turin. Pour reprendre le titre de cet article et insister davantage, l’enseignement en ligne doit être social. Et ceci doit être préparé en amont. En effet, l’adaptation aux caractéristiques spécifiques du public (âge, formation, culture, et dans le cas présent, situation physique, matérielle et morale particulière) ne peut se faire dans l’interaction naturellement riche de la salle de classe. En ligne, d’innombrables informations qui s’offrent naturellement et immédiatement dans un contexte de salle de cours demeurent inaccessibles. Ce qui se perçoit et se comprend avec un minimum d’attention et de sensibilité pour un enseignant un tant soit peu expérimenté, peut demeurer totalement caché et ne jamais se révéler, du fait de la pauvreté des feedbacks reçus. En dehors des situations d’urgence comme celles vécues actuellement, il faut sans doute en retenir ce fait important : à la préparation pédagogique des sessions doit s’ajouter une préparation « sociale ». Les équipes d’encadrement (responsables de programmes ou de cours) et de support (assistants et gestionnaires) ont un rôle important à jouer sur cette question. Cela devient une part de leur travail. La préparation d’ailleurs ne suffit sans doute pas : il faut une gestion sociale qui accompagne tout l’enseignement, dans la mesure où celle-ci ne peut se faire naturellement par le simple jeu de l’interaction. Bien entendu, en situation classique, il se peut que cette gestion sociale soit mal faite par l’intervenant. Mais en ligne, même l’intervenant sensibilisé et compétent aura des difficultés si cet aspect n’est pas explicitement préparé et géré.
Afin de promouvoir les interactions entre les étudiants, la plate‑forme Blackboard Collaborate permet de constituer des groupes en salles virtuelles et de leur accorder du temps pour travailler ensemble, puis de revenir en salle entière pour échanger tous ensemble et avec le professeur. Certains professeurs choisissent de mettre de la musique aux étudiants pendant cette période de travail en groupe et passent d’une classe virtuelle à l’autre pour stimuler les étudiants et échanger avec eux. D’autres outils collaboratifs peuvent être utilisés en parallèle, tels que Google docs, Whatsapp, ou Slack, pour aider les étudiants à communiquer au sein d’un groupe et à construire ensemble leur proposition commune avant de désigner un porte-parole au sein du groupe pour partager en « classe virtuelle entière », le fruit du travail collectif.
Pour certains publics tels les Executive MBA, qui valorisent particulièrement ces interactions et ont choisi pour partie de s’inscrire dans une formation pour venir sur site et construire un réseau, le défi est plus complexe. L’expérience de ces dernières semaines nous amène plus généralement à repenser notre pédagogie, notre offre de cours et ce notamment en fonction des profils et des compétences que nous souhaitons apporter à nos différentes populations d’étudiants.

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