Retour sur le mémoire de Master de Rebecca Jaoui dans le cadre de la Chaire Lectra Mode et Technologie
Toutes les industries sont aujourd’hui concernées par l’intégration du Big Data et de l’Intelligence Artificielle dans leur stratégie, au risque de devenir obsolètes voire de disparaître. L’utilisation de ces nouvelles technologies par les bureaux de style est une activité encore récente qui a fait l’objet de recherches approfondies par Rebecca Jaoui pour son mémoire de Master à ESCP et dont la Chaire Lectra - ESCP Mode et Technologie souhaite ici livrer un résumé.
Si le Big Data va certainement devenir une pratique courante et un préambule obligatoire pour les bureaux de style dans le futur, de nombreuses questions se posent encore aujourd’hui : comment ces spécialistes des tendances intègrent les nouvelles technologies et dans quelle mesure les relations avec leurs clients sont-elles impactées ? Les marques sont-elles en mesure de faire leurs propres prévisions? L’IA pourrait-elle bientôt reproduire le processus de la créativité humaine ?
Les bureaux de style : des tendances au conseil
Depuis leur apparition dans les années 60, les bureaux de style jouent un rôle prépondérant dans l’industrie de la mode et représentent un marché annuel de 57 milliards de dollars. Des multinationales aux petites marques, du prêt-à-porter haut de gamme aux designers haute couture, leurs clients sont friands de leurs recommandations créatives pour élaborer leurs collections.
Le premier bureau, Mafia, est né en France et a ouvert la voie à bien d’autres tels Promostyl, Peclers, Nelly Rodi, Carlin International et Trend Union. Ces agences historiques travaillent à partir de l’observation de la consommation et de l’art de vivre, de l’exploration de la scène culturelle, l’environnement social, économique et politique.
Une mission multidisciplinaire et minutieuse, qui exige un oeil avisé et dont les résultats se matérialisent souvent sur du papier. En rupture avec les acteurs historiques, la société londonienne WGSN, fondée en 1998, a d’emblée affiché un positionnement web avec l’objectif de devenir une "bibliothèque pionnière en ligne". Selon Alexandra Van der Houtte, CEO, TagWalk, l’intuition n’est plus suffisante et doit être étayée par des informations sur les mots-clés qui, regroupées en courbes, représentent les "syncronicités" des attentes clients.
Depuis les années 90 / 2000, le développement des nouvelles technologies a démocratisé l’accès à l’information, bouleversé la relation entre les marques et le consommateur et démultiplié les sources où détecter les tendances. Pour Claire Savary, co-fondatrice de l’agence Instinct, les livres de tendances ne sont plus adaptés car il faut créer des analyses sur-mesure pour satisfaire les clients et se différencier de la concurrence.
Avec le développement du Big Data et de l’IA, les bureaux de style doivent désormais évoluer et fournir un véritable service de conseil, pour offrir à leurs clients une connaissance plus riche que celle accessible en ligne, leur permettre de comprendre les comportements de consommation et s’adapter à des marchés plus complexes. Cette dimension de conseil entraînera une spécialisation plus grande, dans l’activité - experts des données ou structures hautement créatives - et dans la cible - distributeurs, marques de fast fashion, designers… Un équilibre doit être trouvé entre des compétences hautement créatives et une expertise analytique et stratégique, plus commerciale et marketing.
Les tendances dans le prisme des nouveaux outils
Les technologies semblent être à un stade où elles sont suffisamment matures pour utiliser les données existantes afin de prévoir les ventes, mais pas assez pour prévoir les tendances conformément à la méthode multidisciplinaire.
La prévision des tendances à court terme à partir de données antérieures est l’activité la plus développée et il semblerait qu’aucun bureau de style n’ait pour l’instant intégré le Big Data et l’IA dans son processus de décryptage des tendances à plus long terme. L’IA est encore précoce mais pourrait permettre à terme, avec des outils comme les Réseaux de Neurones Artificiels, d’imaginer de nouveaux produits et d’en configurer les grandes caractéristiques.
• Côté bureaux de style : certains ont crée des systèmes IT pour prédire la demande à court terme, comme la plateforme Instock de WGSN, qui utilise les données du e-commerce pour anticiper les futurs bestsellers (base de 100 millions de SKUs dans 400 catégories de produits parmi 12 000 marques et distributeurs sur 5 pays).
• Côté marques et distributeurs : nombreux sont ceux qui utilisent le Big Data et l’IA pour prédire la demande à partir des résultats précédents. All Saints analyse les résultats des ventes passées collectés via les Clouds et Google Plus pour orienter les nouvelles collections, tout en veillant à ne pas perdre en créativité en s’attachant de trop près aux attentes des consommateurs. Un bémol : cette activité s’avère chronophage et compliquée à mettre en place, compte-tenu des nouvelles qualifications techniques requises.
• Côté tech : plusieurs sociétés et startups utilisent le Big Data et l’IA pour détecter les tendances et permettre aux marques de mieux comprendre et cibler les demandes des consommateurs, afin de s’adapter rapidement à la dynamique du marché.
- Somatch fournit des données liées aux préférences produits des consommateurs.
- Edited détecte les micro-tendances pour prédire les ventes à court-terme aux distributeurs, notamment sur les produits et les prix.
- Heuritech (lauréat du prix LVMH Innovation en 2017) a développé une solution de "deep learning" qui vise à imiter la façon dont le cerveau humain assimile les données et crée des modèles avant de prendre des décisions. Le logiciel analyse 3 millions d’images par jour sur Instagram, traitées avec une technologie de prévision pour prédire les tendances de 6 mois à 1 an.
- Think with Google, le service de Google qui publie des Fashion Trends Report à partir de l’examen des mots-clés des internautes. Si les résultats sont plutôt basiques pour le moment, ils tendent à être de plus en plus sophistiqués avec des outils de capture de nombreux micro-moments.
- IBM WATSON est un système cognitif qui, pour l’élaboration des tendances de Jason Grech, a traité et analysé 10 ans d'images de mode permettant au créateur d’accélérer de 600% le processus de collecte d’informations. IBM Watson est l’outil le plus proche de la méthode multidisciplinaire de prévision des tendances, grâce à une IA qui analyse les données parmi un large éventail de sources et formule des opinions de la même manière que les humains.
Algorithme performant vs sources de données
Dans la mesure où la prévision des tendances est une science multidisciplinaire et où la charge émotionnelle est une partie importante du processus, Francisco Almeida, senior research analyst, IDC s’est demandé comment alimenter le modèle d’apprentissage automatique d’un algorithme. Pour Alexandra Van der Houtte, si un algorithme est capable de prévoir les tendances sans avoir besoin d’êtres humains, relier les événements sociologiques aux tendances est une connexion que seul l’humain peut faire. Une opinion à nuancer au vu de l’évolution extrêmement rapide de l’IA. L’utilisation des algorithmes pour automatiser les prévisions de tendances est un processus complexe qui n’est pas encore tout à fait mature, même si l’intelligence cognitive d’IBM Watson s’en rapproche fortement.
L'un des principaux obstacles à leur bon fonctionnement est l'immensité des sources de données avec leur corollaire : l’apparition de signaux faibles. La difficulté réside à la fois dans les différents types d'informations à prendre en compte et dans la durabilité des sources, qui ne cessent d’apparaître et d’évoluer.
Selon Shannon Dunphy et Claire Savary, un algorithme ne fonctionnerait que s'il pouvait collecter des données à très grande échelle ou en supposant qu'il ait déjà intégré l'ensemble du passé de l’humanité. Si ces sources pouvaient être normalisées, des corrélations entre les ensembles de données pourraient être établies en stimulant différents scénarios et en créant une analyse des sentiments. On ne peut s’empêcher de penser aux risques liés à la gestion, à l’analyse et à la vente de tant de données !
La relation humaine au coeur de la créativité
Une certitude persiste : les marques de mode ont besoin d’être confortées et rassurées dans leurs choix stratégiques par les bureaux de style. Alexandra Van der Houtte et Claire Savary ont souligné que cela pourrait même précéder la véritable anticipation des tendances et que la présence de personnes pour apporter ces informations était essentielle. Les agences possèdent un solide savoir-faire global et intersectoriel qui sera toujours plus complet que celui que leurs clients peuvent obtenir.
Décrypter les tendances demain : nouvelles orientations
L’utilisation du Big Data et de l’IA semble désormais être une condition préalable à la prévision des tendances et au conseil des clients. Cela pourrait conduire à une augmentation des connaissances techniques requises pour travailler dans ces agences mais, même avec l’intégration d’un algorithme automatisé capable d’analyser les tendances, le produit reste très complexe à gérer et aujourd’hui le coeur de métier des sociétés tech.
Le décryptage des tendances du futur ne semble résulter que d’une collaboration étroite entre les bureaux de style et les sociétés tech, aussi bien les géants de la technologie que les startups. La technologie a fait tellement de progrès qu’elle est capable aujourd’hui de créer de nouvelles idées et de donner une véritable valeur ajoutée, plus seulement de collecter et d’organiser des données. Même si le processus n’est pas encore mature, l’IA sera un jour hautement créative !
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