Comment les business models responsables réinventent-ils la mode ?

À l’occasion de l’ouverture de la 7e édition de Fashion Tech Week Paris, la Chaire Lectra - ESCP Mode et Technologie a consacré sa table-ronde aux business models responsables dans la mode.

Retour sur les discussions animées par Valérie Moatti, co-directrice scientifique de la Chaire, avec Géraldine Vallejo, Sustainability Programme Director, Kering; Philippe Ribera, Vice President Innovation, Lectra; Damien Pellé, Directeur Développement Durable, Galeries Lafayette; William Hauvette, Fondateur & CEO, Asphalte; et Adrien Garcia, fondateur du podcast Entreprendre dans la Mode et de la marque Réuni.

NB : le développement durable est un sujet fondamental pour ESCP, comme en témoigne par exemple la création de la Chaire Economie Circulaire en 2018, en partenariat avec Deloitte.

« Le sujet de la responsabilité dans mode est devenu incontournable. Depuis la dernière table-ronde organisée par la Chaire sur ce thème en 2015, un grand chemin a été parcouru.  Aujourd’hui et partout dans le monde, même les Fashion Week s'illustrent par des collections et des messages délibérément tournés vers le développement durable », Valérie Moatti.

Retrouvez le podcast de Valérie Moatti interviewée par Adrien Garcia ici (développement durable, évolution du monde de la mode et grand déclic que nous sommes en train de vivre)

Des intervenants engagés 

Lectra, concerné par l’utilisation et l’impact de la matière, a lancé un programme de recherche qui a conduit à la définition d’une offre de fabrication à la demande renversant complètement les processus de fabrication et de conception.
« Cette stratégie permet de connecter les vendeurs directement au lieu de fabrication, tout en évitant la surproduction et le gaspillage », Philippe Ribera.

En 2018, les Galeries Lafayette ont lancé le mouvement Go For Good, pour révéler et accélérer les initiatives positives des marques en faveur du développement durable.
« Pour développer la consommation de mode responsable, la meilleure façon est de la mettre en lumière, de susciter sa désirabilité en expliquant la démarche de la marque et de parler sans détour de ses limites », Damien Pellé.

La stratégie Crafting Tomorrow’s Luxury du groupe Kering vise à réduire l’impact environnemental de 40% entre 2015 et 2025, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la vente du produit.
« Le luxe a une responsabilité particulière, celle d’inspirer les tendances et de mettre en place les innovations pour influencer le secteur. Le développement durable est plus qu’une tendance, c’est un mouvement de fond », Géraldine Vallejo.

Asphalte est une marque de prêt à porter pour homme en précommande créée il y a 3 ans, qui prône une production et une consommation plus raisonnées.
« Durant les 30 dernières années, la mission des marques était de rendre la mode accessible. Aujourd’hui, Asphalte souhaite rendre la qualité accessible », William Hauvette.

Entreprendre dans la Mode est un podcast destiné à comprendre l’industrie de la mode et à faire passer des messages. La marque de prêt à porter pour femme Réuni va être lancée prochainement sur un modèle similaire à celui d’Asphalte.
« Avec Réuni, l’idée est de faire de la pédagogie sur la manière dont on fait un vêtement, pour en comprendre la valeur et le prix », Adrien Garcia.

Les priorités du développement durable

Prendre en compte l’impact environnemental

Les facteurs environnementaux doivent être intégrés dans tous les business models. En 2011, Kering a créé le compte de résultat environnemental : il apparaît que 90% de l’impact est généré par la chaine d’approvisionnement et les 2/3 au niveau des matières premières. Sur ce dernier point, les efforts sont très importants avec des standards très stricts: le coton doit être bio, le cuir doit être traçable et tanné sans chrome…
L’entretien du textile est une cause de pollution au quotidien : lors du lavage, les microfibres se détachent des vêtements en polyester et finissent par se déverser dans les océans. Une situation catastrophique quand on sait que 60% du textile dans le monde est composé de polyester…
Le recyclage n’est pas encore performant : 70% du textile est jeté et moins de 1% redevient du textile en économie circulaire. 

Modifier ses habitudes de consommation

Depuis 15 ans, la consommation de vêtements a doublé et leur prix a été divisé par deux. La quête de nouveauté pousse les consommateurs à acheter toujours plus. 
« Le vrai challenge est de rendre la mode éco-responsable cool. Il faut être fier d'acheter un vêtement plus cher et de pouvoir le garder plus longtemps », Adrien Garcia. On constate que les marques éco-responsables ont le vent en poupe : Patagonia, fondé dans les années 1970, n’a jamais été aussi populaire et VEJA, fondé en 2005, explose depuis 3 ans.
« Si les consciences évoluent, il reste encore du chemin à parcourir. Est-on capable par exemple de décider de ne plus mettre d’élasthanne dans le textile ? Cela résoudrait un tiers du problème de la mode polluante, mais il faut savoir que les jeans seront moins adaptés à nos morphologies », Philippe Ribera.
Les comportements de consommation responsables les plus marqués se traduisent par une diminution de la consommation et l’achat de vêtements de seconde main. 40% des Français ont acheté un produit de seconde main en 2019 : une explosion vertigineuse, qui s’explique par des raisons économiques (75%) mais aussi écologiques et éthiques (45%).
Aujourd'hui, 8% des produits des Galeries Lafayette sont "responsables" par rapport au cahier des charges défini, un chiffre qui reflète la réalité du marché, selon Damien Pellé. Go for Good est une opération à laquelle 500 marques participent (tous domaines confondus) et qui a pour but de créer la demande tout en évitant le gaspillage. Une émulation s’est créée car plusieurs marques de taille moyenne ont lancé leur première collection éco-responsable pour rentrer dans le programme. Go For Good a également donné leur chance à 200 jeunes marques à des conditions commerciales adaptées.

La mode : porte-étendard du développement durable

Le Fashion Pact

En avril dernier, Emmanuel Macron a demandé à François Henri-Pinault d’engager l’ensemble du secteur de la mode sur un modèle plus durable par rapport aux sujets portés dans le One Planet Summit : le climat, la biodiversité et la protection des océans, avec l’objectif de couvrir au moins 20% des volumes de la mode dans le monde. En août, 32 grands groupes ont rejoint le Fashion Pact, ce qui représente 150 marques et 35% des volumes mondiaux. « L'enjeu de la mode durable est devenu un sujet stratégique et “cœur de métier”. Le Fashion Pact montre que les CEO des marques s’engagent sur des objectifs ambitieux communs, à mettre en place dans une vraie logique de collaboration », Géraldine Vallejo.

Le cas de la Chine

Kering a créé Prix de l’innovation responsable en Chine en partenariat avec Plug & Play pour soutenir les startups qui réfléchissent à la mode de demain. Le prix a été remis récemment et il est intéressant de constater que beaucoup d'équipes ont travaillé sur l’intelligence artificielle pour améliorer la production, sur les processus de fabrication (notamment pour mieux traiter l’eau et moins la gaspiller) et très peu sur les matières premières et la biodiversité.

Les nouveaux business models

Quatre business models innovants sont ici abordés : la précommande et la fabrication à la demande, qui permettent de réduire considérablement le stockage, les invendus et les soldes. La location et la seconde main, qui offrent la possibilité d’avoir accès à de la nouveauté différemment. Il est néanmoins intéressant de noter qu’aucun acteur majeur de la location n’a réussi à émerger en Europe.

La précommande

Chez Asphalte, la précommande fonctionne avec des campagnes de vente de 10 à 30 jours sur un seul produit, confectionné une fois que les commandes sont passées. Ce système permet de baisser les coûts à toutes les étapes pour offrir au client un produit très accessible, puisque la marque peut baisser sa marge unitaire.
Ce business model est difficile à mettre en place dans l’industrie de la mode actuelle. Ainsi, c’est la confection qui est réalisée à la demande et le tissu est parfois stocké, mais cela reste cohérent par rapport à l’approche produit d’Asphalte qui a vocation à être intemporelle.

« Cette nouvelle manière de produire réduit les coûts, évite la surproduction et le gâchis. Le point de départ du changement c’est le client. Nous voulons lui apporter un produit qui lui correspond et qui lui parle et nous le faisons dans le respect de la planète », William Hauvette.

NB: les Galeries Lafayette vont lancer prochainement une ligne 100% en précommande et 100% traçable sur toutes les étapes.

La fabrication à la demande 

La technologie Lectra permet de consolider des commandes unitaires et similaires effectuées aux quatre coins du monde et d’enclencher un processus industriel qui va économiser de la matière. Dans le point de vente, le vendeur est connecté à une plateforme dans le cloud, en lien direct avec un outil de fabrication qui va s’interconnecter avec des ORP et des CRM. C’est le consommateur qui demande, le processus est inversé. 
« Faire bouger les choses dans la mode se révèle compliqué : les marques sont en attente qu’un leader enclenche le pas pour suivre. Ce processus a été mieux compris par d’autres industries comme l’ameublement mais il faut aller au bout du raisonnement et être prêt à détruire les usines pour en reconstruire de nouvelles plus adaptées », Philippe Ribera.

La location

Pour l’instant, les tests n’ont pas été concluants en Europe sur la location. NB: l’Atelier Bocage a lancé un en avril dernier un concept innovant : un mix entre un modèle fonctionnel où le client n’est plus propriétaire mais a l’usage de ses chaussures et un modèle circulaire où une fois rendues, les chaussures sont reconditionnées (jusqu’à 4 vies). 2 brevets ont été déposés pour le désassemblage de la semelle.

La seconde main

Ce marché n’est pas encore capté par les acteurs traditionnels et 56% de la seconde main est détenu par Vinted (qui à l’heure actuelle, n’a pas vraiment de modèle économique). NB: le groupe Beaumanoir est en train de monter une chaîne ad hoc pour distribuer de la seconde main.
« Malgré l’engouement pour la seconde main, la rentabilité du modèle reste à prouver. Les Galeries Lafayette réfléchissent à des collaborations et envisagent aussi d’internaliser ce marché. Ce qui est intéressant est que la seconde main, qui porte en général sur des produits haut de gamme, c’est qu’elle contribue aussi à revaloriser la première main », Damien Pellé.
Pour le secteur du luxe, la seconde main représente 7% de la valeur du marché avec une croissance à deux chiffres. 1/4 des consommateurs du luxe achètent de la seconde main et 1/3 en vendent. La Chine est un immense marché de revente car une fois que les consommateurs chinois postent sur les réseaux sociaux le produit qu’ils ont acheté, celui-ci est tout de suite revendu.

Le rôle des technologies 

Créer de nouveaux matériaux

Le fil naturel et recyclé est encore beaucoup trop cher donc la technologie pourrait permettre de créer des matériaux durables et accessibles.

Améliorer l’économie circulaire

Le besoin d’une rupture technologique est crucial sur l’économie circulaire car on ne sait pas séparer les fibres correctement à l’échelle industrielle. Réussir à obtenir un même niveau de qualité avec des fibres recyclées est un processus très compliqué. A ce titre et après 6 ans de R&D, Worn Again est au stade de « demo plant » sur la séparation de la cellulose et du polyester. 

Favoriser l’éclosion des marques

Aujourd’hui, toutes les marques qui se lancent ont une approche éco-responsable.
« La sustainability va de pair avec l'entrepreneuriat et l’explosion du web. C'est très positif car les marques peuvent rapidement éclore et prendre une place sur le marché pour faire bouger les choses et transformer l’industrie », William Hauvette.


Le mot de la fin

« On part tous de zéro avec la mode responsable donc le partage d’informations et l’apprentissage sont fondamentaux. Les opérationnels des équipes design dans les studios des grandes maisons de luxe sont encore loin des préoccupations éco-responsables : il y a un gros travail de communication à faire », Adrien Garcia.
« Si demain, le nouveau Zara, Uniqlo ou H&M prône une manière de produire et consommation plus responsable, un véritable changement s’amorcera », William Hauvette.
« Les comportements doivent changer et la réglementation également doit évoluer : une TVA qui taxerait moins les produits éco-conçus serait la bienvenue », Damien Pellé.
« Il est nécessaire d’augmenter les investissements en recherche pour repenser le textile. Ils sont encore insuffisants en Europe, alors même que c’est le marché principal de la mode », Philippe Ribera.
« Il faut trouver un moyen de concilier responsabilité et profit. Penser responsable n’est pas un avantage compétitif mais une façon d’avancer ensemble car l’impact sera vécu ensemble », Géraldine Vallejo.
 

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