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Tribune

Quelle transition durable entre chaînes de valeur mondiales et relocalisations ?

La relocalisation, une solution aux dérives de la mondialisation ? Trop simpliste, hélas. Vu que c'est moins la distance que la concentration qui crée de la vulnérabilité.

Un travailleur chinois sur le site de Wuhan d'un groupe français. (Chinatopix via AP)
Un travailleur chinois sur le site de Wuhan d'un groupe français. (Chinatopix via AP) (AP/SIPA)
Publié le 16 août 2021 à 10:00Mis à jour le 15 sept. 2021 à 15:21

La crise sanitaire a modifié les chaînes d'approvisionnement et bousculé les professionnels de la logistique. Cruel rappel des réalités de la mondialisation, la pénurie de masques sanitaires, au début de la pandémie de Covid-19, a mis en lumière notre dépendance vis-à-vis de la Chine pour une production devenue soudain stratégique. Et a marqué le renouveau de filières nationales en temps record. Le début d'une vague massive de relocalisations ?

Symbole d'une souveraineté retrouvée, le rapatriement de la production permettrait de sécuriser les approvisionnements et de revitaliser le tissu industriel national tout en diminuant les émissions de carbone générées par le transport de marchandises. Autant d'arguments brandis par les tenants de la relocalisation, qui pointent également, et à juste titre, l'empreinte sociale et environnementale des chaînes de valeur globales. La solution semble presque trop simple pour être la bonne. Est-il réaliste d'espérer une remise en question profonde des chaînes de valeur globales, complexes et ancrées depuis des décennies ?

Les multiples facettes de la (re)localisation

Mais d'abord, qu'entend-on exactement par relocalisation ? Le terme renvoie au rapatriement de la production d'une entreprise après un premier mouvement de délocalisation (offshoring) vers des pays à bas coût, notamment en Chine, devenue usine du monde au début des années 2000 avec l'entrée dans l'OMC.

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Cependant, les cas effectifs de relocalisation réussie sont anecdotiques, quand ils n'avortent pas. Ainsi en France, entre 2009 et 2020, le cabinet spécialisé Trendeo n'a comptabilisé que 144 relocalisations d'entreprises, responsables d'une hausse de 1 % de l'emploi industriel, contre 469 délocalisations (- 6,6 %). En fait, plutôt qu'un retour direct, on observe chez les multinationales des stratégies différenciées de rapprochement (nearshoring) ou un panachage d'approvisionnements proches ou lointains, selon les types de produits ou leurs cycles (omnishoring). En effet, se pose la question du maillon de la chaîne de valeur à rapatrier (ou non). Est-il sérieusement envisageable de relocaliser les productions de matières premières, par exemple le soja pour nourrir le bétail ou encore les minerais et terres rares pour les panneaux solaires, en concurrençant les filières intégrées du mastodonte chinois ? Se mêlent des questions économiques, géopolitiques et environnementales, ce qui complexifie énormément le périmètre et les leviers d'action des possibles (re)localisations.

Le design des chaînes globales

Les chaînes de valeur mondiales reposent sur une logique de spécialisation des tâches, de réduction des coûts et de massification des flux facilitée par le container. Mais elles souffrent des risques et coûts cachés tels que les frais de logistique, les problèmes de qualité ou le manque d'agilité dû à la distance entre R&D et production (illustré a contrario par l'exemple de la flexibilité de production de l'enseigne Zara). Les crises répétées, dont la plus récente est le blocage du très stratégique Canal de Suez par un porte-conteneurs géant , et les ruptures d'approvisionnement en cascade qui ont suivi, ont mis en évidence la vulnérabilité de ces chaînes de valeur. D'où la décision de certaines entreprises de réimplanter leur production localement, comme l'opticien français Krys.

Pour autant, il est illusoire de penser que nous allons assister à une vague de relocalisations. Les ressources et compétences (main-d'oeuvre, composants, etc.) ont été déplacées durablement et il est difficile de tout reconstruire ici, sans parler du surcoût que cela entraînerait, et que peu de consommateurs seraient prêts à accepter. Enfin, les chaînes logistiques ne seront pas plus sécurisées si les matières premières ou produits semi-finis (pas forcément disponibles sur place) continuent d'être acheminés depuis des pays lointains. Vu que c'est moins la distance que la concentration qui crée de la vulnérabilité, c'est plutôt en diversifiant les sources d'approvisionnement et en assurant l'agilité dans l'organisation des processus que l'on rendra les chaînes de valeur plus résilientes.

Ainsi, les opportunités de réorganisation des chaînes de valeur sont plutôt à chercher dans le modèle de l'industrie 4.0. La numérisation pourra réduire les coûts de coordination, les techniques de fabrication additive (dont la très médiatisée impression 3D) réduiront les besoins en matières premières… Mais au final, on s'oriente plutôt vers une reconfiguration de la chaîne de valeur, sans pouvoir parler de tendance à la relocalisation. Pour réussir, cette transformation doit s'accompagner d'une remise en question du modèle économique, un peu à la façon des DNVB (Digitally Native Vertical Brands), aux chaînes de valeur peu éclatées, soucieuses de leurs impacts sociaux et environnementaux - des exemples prometteurs, mais qui pèsent peu face au modèle dominant des chaînes de valeur globales, fragmentées et aux forts impacts socio-environnementaux.

Relocaliser pour réduire les coûts sociaux et environnementaux des chaînes globales ? Si la délocalisation est synonyme de dumping social et environnemental, celui-ci a contribué à réduire les coûts de revient - et donc à justifier cette forme d'organisation. Mais elle est de plus en plus remise en question, par exemple avec des catastrophes comme celles du Rana Plaza ou les controverses ethno-politiques telles que celles liées du travail forcé des Ouïgours en Chine. La relocalisation permettrait-elle de rendre la production plus vertueuse ? Rien n'est moins sûr.

Les études récentes montrent que les relocalisations reflètent davantage une stratégie de flexibilité et d'évitement des coûts qu'une préoccupation de développement durable. Il faut aussi se méfier des solutions simplistes et fausses-bonnes idées. Ainsi, la consommation en « local » n'est pas forcément plus « verte ». Par exemple, si le transport des aliments produits en France équivaut à un quart du trafic généré par l'alimentation des ménages, il est source de la moitié des émissions carbone, car les transports locaux génèrent bien plus d'émissions que les transports consolidés de longue distance. Il s'agit donc de raisonner de manière globale, ne serait-ce qu'en tenant compte des millions d'emplois des usines asiatiques.

Trois axes d'avenir

Déplaçons le débat. Nous croyons que la relocalisation industrielle massive n'aura pas lieu car les contraintes géographiques, matérielles et organisationnelles sont indépassables. Par ailleurs, il importe de dépasser une vision trop simpliste des relocalisations selon laquelle elles seraient nécessairement synonymes de soutenabilité. Avançons plutôt sur trois axes. D'abord, relocalisons mieux : les initiatives en la matière doivent améliorer la soutenabilité de la chaîne de valeur dans son ensemble. Ensuite, utilisons des leviers d'action globale (intégration des coûts sociaux et environnementaux dans les négociations commerciales internationales par exemple) pour agir contre le dumping social et environnemental. Enfin, encourageons les initiatives de reconfiguration de chaînes de valeur et de transformation des business models plus vertueux.

Valentina Carbone est professeure de gestion de la chaîne d'approvisionnement à l'ESCP Business School et codirectrice scientifique.

Valérie Moatti est professeure au département I & OM (Information and Operations Management) et doyenne de la faculté de l'ESCP Business School.

Valentina Carbone et Valérie Moatti

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