Le télétravail vu par une spécialiste des ressources humaines

04/05/2021 - 5 min. de lecture

Le télétravail vu par une spécialiste des ressources humaines - Cercle K2

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Emmanuelle Léon est Professeure associée de gestion des ressources humaines à l’ESCP Business School.

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Qu’est-ce que le télétravail ? Celui expérimenté par les employés et managers depuis le mois de mars 2020 lié à la pandémie Covid-19 s’y apparente-t-il vraiment ?

EL : Si on définit ce dernier comme le travail qui se fait distance du bureau avec la médiation des outils technologiques, nous sommes donc bien, depuis cette date, dans une situation de télétravail. Néanmoins, il s’agit d’un télétravail subi, contraint et immédiat, qui est donc loin de celui pratiqué avant cette crise sanitaire au sein des organisations. Il s’agit d’un changement qui a eu des aspects :

  • positifs, en levant par exemple les verrous liés aux fonctions télétravaillables et aux niveaux hiérarchiques, permettant de se poser différentes questions telles que la répartition des tâches entre le travail au bureau et celui à distance, l’amélioration des outils de travail à distance ; mais aussi
  • négatifs, par des problèmes existants mais amplifiés par cette distance (i.e, isolement, difficile intégration des nouveaux collaborateurs, sur-engagement de salariés avec les risques psycho-sociaux associés, etc.).

Le rôle du manager de proximité n’a jamais été, paradoxalement, aussi important que depuis qu’il est exercé à distance ! L’éloignement des bureaux, des interactions sociales, de la culture d’entreprise l’a positionné encore davantage comme le médiateur entre l’entreprise et le collaborateur. 

 

Face à cette accélération soudaine du télétravail, comment doit se comporter le manager ? Quelles postures doit-il adopter, notamment pour ne pas se transformer en un surveillant permanent du salarié par du "micro-management" ? Quelles compétences sont nécessaires pour manager à distance ?

EL : Le manager "hybride" devra respecter plusieurs principes :

  • S’affranchir du biais "présence = travail". Une étude réalisée aux États-Unis démontrait que les managers ont tendance à considérer les salariés présents physiquement comme plus « fiables ». Il est néanmoins indispensable de s’affranchir d’un tel biais pour un télétravail efficace et vertueux.
  • Un équilibre entre le management par objectifs et le feedback, facteur de bien-être au travail.
  • Planifier des échanges informels, comme on aurait pu en avoir physiquement au sein des locaux de l’entreprise. Si ces derniers ne sont pas planifiés, ils risquent de disparaître et renforcer le sentiment d’isolement du collaborateur.
  • Éviter l’improvisation, rendre ce qui était implicite explicite dans la relation de travail puisqu’il n’existe plus de non-verbal afin d’éviter toute incompréhension.
  • Déterminer les normes de comportements, les règles d’organisation avec les équipes (i.e, organisation des réunions, la manière de communiquer entre les équipes, etc.).
  • Respecter la segmentation entre vie privée et vie professionnelle des collaborateurs.
  • Avoir une réflexion conjointe en interne sur l’espace physique et l’espace digital.

Bientôt un an après le premier confinement, le télétravail perdure dans un certain nombre d’entreprises. Comment les entreprises se sont-elles adaptées et quelles leçons tirent-elles de cette année "à distance" ? Finalement, les freins au télétravail (culturels, technologiques, organisationnels) sont-ils maintenant dépassés ?

EL : Les constats sont très variables d’une entreprise à une autre. Néanmoins, on constate que le frein culturel n’est pas encore dépassé, en particulier l’idée selon laquelle le travail à distance est moins efficace que celui en présentiel. 

Il suffit de s’attarder sur plusieurs accords d’entreprise rédigés ces derniers mois, autorisant le télétravail au domicile du télétravailleur mais pas au sein de la résidence secondaire de ce dernier. Par ce type de raisonnement, on constate que l’on a finalement accepté que la maison pouvait être un lieu de travail mais pas la maison secondaire ou un autre lieu. Le frein culturel est donc encore assez bien présent dans les mentalités.

De même, nous avons relevé dans les derniers mois des conséquences néfastes sur les collaborateurs lorsque le télétravail a été instauré de manière "contrainte" du fait de la crise sanitaire (sur-engagement, stress et isolement, micro-management, etc.). Il est donc essentiel que ce télétravail soit mis en place dans une stratégie plus globale de l’entreprise, comme un nouveau mode d’organisation bénéfique pour les salariés.

Enfin, nous constatons une scission du corps social en entreprise. Avant, le télétravail était le plus souvent ouvert à seulement quelques salariés. Dans le futur, plus de postes et de niveaux hiérarchiques demanderont à en bénéficier. On constate néanmoins que des postes ne seront pas toujours, de par leur nature, télétravaillables (en particulier, dans les entreprises industrielles). Cette évolution risque d’entraîner une véritable scission au sein du corps social, entre ceux qui auront le droit et la possibilité de l’utiliser, et les autres.

 

Le travail en bureau est marqué par un espace-temps bien particulier, associé à l’open space et à un certain présentéisme. La crise sanitaire actuelle en a-t-elle causé la fin ou le monde d’après ressemblera-t-il finalement au monde d’avant de ce point de vue, une fois la crise passée ?

EL : Dans les grands groupes français et en particulier en région parisienne, nous ne reviendrons pas à la situation d’avant. 

L’immobilier était le deuxième poste de coût pour ces organisations et les espaces individuels étant moins occupés. Nous constaterons probablement une diminution de la taille des locaux. 

Certaines entreprises réfléchissent ou ont déjà commencé à déployer de nouvelles organisations des espaces, comme c’est le cas chez le constructeur automobile PSA. Pour autant, je ne pense pas que le télétravail deviendra globalement la norme. En revanche, il est évident qu’il sera davantage utilisé. Ce qui va changer, c’est la manière dont la flexibilité est envisagée. Pendant longtemps, elle a été perçue comme un plus pour les salariés. Dans les années qui viennent, elle se déploiera davantage dans une logique donnant-donnant. 

 

Le télétravail, pour fonctionner correctement, ne nécessite-t-il pas un abandon de ces réunions régulières sous forme de visioconférences et du reporting incessant afin de laisser le salarié être véritablement autonome ?

EL : Il faudra repenser les trois dimensions "temps – espace – activité". Nous constatons que la réunion devient le lieu de travail depuis ces derniers mois. Aussi, va-t-on organiser des réunions pour un travail qui aurait pu être fait individuellement, tout simplement parce que cela devient la seule manière de "bloquer" son agenda ! Espérons que ces dérives n’auront qu’un temps. 

Il est nécessaire que les collaborateurs reprennent possession de leurs agendas. Aujourd’hui, c’est du taylorisme assisté par ordinateur qui prévaut dans nombre d’organisations.

 

Par la multiplication des visioconférences au sein d’un espace clos, soit le domicile du salarié, le télétravail n’est-il finalement pas devenu une simple reproduction du travail en présentiel, selon des modalités légèrement différentes ? 

EL : Le télétravail avait cette idée de flexibilité personnelle mais pas seulement. L’idée pouvait être de s’isoler pour se concentrer car l’espace de travail ne me permettait pas cela, en particulier dans des sociétés fonctionnant en open-space. 

Aujourd’hui, on fait la même chose dans les deux espaces et donc cette segmentation du télétravail n’est plus présente. Il est donc essentiel de revenir sur la grille d’analyse : qu’est-ce que je dois faire en présentiel – qu’est-ce que je dois faire à distance. 

Il faut donc espérer que ces mauvaises habitudes, qui pourraient être liés à ce télétravail contraint et à temps plein ne perdurent pas dans le temps.

Emmanuelle Léon

 

 

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04/05/2021

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