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Interview

« Les managers doivent revenir à l'école »

Le doyen a fêté les 200 ans de l'ESCP  Business School, le 26 novembre dernier, à Paris, à l'Atelier des Lumières. L'occasion pour lui d'annoncer, au cours de cette soirée, le changement de nom de l'école, qui devient ESCP Business School.

Frank Bournois, doyen de l'ESCP Business School. 
Frank Bournois, doyen de l'ESCP Business School. (Pierre CHARLIER/REA)

Par David Barroux, Muriel Jasor

Publié le 29 nov. 2019 à 07:00

A 200 ans, l'ESCP serait la plus vieille business school du monde ?

Elle a été fondée en 1819, après le Congrès de Vienne de 1815 et la grave crise économique et financière du début du XIXe siècle. Elle doit sa création à l'économiste Jean-Baptiste Say et à l'entrepreneur Vital Roux afin de répondre aux défis concrets des entreprises. A l'époque, il s'agissait de l'Ecole spéciale de commerce de Paris. Elle a remporté un tel succès que, dès 1880, les locaux étaient trop étroits pour accueillir tous les étudiants. La Chambre de commerce l'a rachetée en 1869. Et le modèle a fait des émules : HEC est créée en 1881 ainsi que Wharton, première business school aux Etats-Unis. Les années 1970 ont marqué un tournant européen. Aujourd'hui, l'internationalisation est au coeur de ESCP. Des étudiants non européens viennent y découvrir l'Europe (l'école compte 57 % de non-Français). Nous avons aussi innové avec un cycle « bachelor », sur trois ans directement accessibles après des études secondaires, à Londres, puis à Paris. Cette formation « bachelor » pousse vers l'excellence et repositionne les « masters » vers le haut.

En quoi l'enseignement évolue-t-il aujourd'hui ?

Dans l'enseignement tourné vers le monde de l'entreprise, les adaptations pédagogiques se sont produites par grandes étapes. Au XIXe siècle a commencé à se poser la question d'une vision internationale du commerce et de la gestion. Face à l'obsolescence des enseignements, la création de la Fnege, la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises, en 1968, a conduit à un rapprochement avec des enseignements américains. C'est ainsi que des grands patrons tels que Bertrand Collomb, ancien PDG de Lafarge, a bénéficié de ce dispositif. Les années 1980-1990 ont, quant à elles, marqué l'internationalisation des écoles de commerce. Dès 2000, les étudiants se familiarisent avec le numérique. Depuis quelques années, l'engagement pour le développement durable est de plus en plus important pour les jeunes, avides de modes de fonctionnement plus horizontaux et collaboratifs. Leur organisation « tribale » n'exclut pas l'autorité, mais, avec eux, les relations de pouvoir changent. Le monde de l'enseignement de fait sans cesse s'adapter.

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Quels sont les principaux défis de votre secteur ?

Les travaux prospectifs de la Conférence des grandes écoles (CGE) tablent, à l'horizon 2030, sur une pédagogie largement renouvelée sous l'effet du numérique. La difficulté qui se profile est que, dans ce monde digital, il nous faut des enseignants-chercheurs qui adaptent leur pédagogie à ce nouveau rythme. Aussi, les défis sont là : la capacité de réactivité de l'enseignement supérieur, la nécessité de collaboration avec les entreprises et les investissements dans les nouvelles technologies. Par ailleurs, de la même manière que les business schools enseignaient le management par la qualité totale dans les années 1980, elles vont devoir de plus en plus imprégner leur enseignement d'une thématique sociétale et numérique. Et cela ne se limitera pas à la théorie ou à l'étude de cas pratiques...

Que voulez-vous dire ?

D'ores et déjà, sur les sujets sociétaux et environnementaux, les jeunes ne tolèrent pas de déclarations cosmétiques. Ils exigent des preuves, y compris de l'établissement au sein duquel ils étudient. Ils en attendent, au quotidien, un comportement vertueux et sans contradiction (on éteint les salles de cours vides, on utilise des minuteries, etc.) et militent pour une forme de frugalité et nous poussent, par exemple, à effectuer des compensations carbone de nos voyages. C'est un mouvement profond et mondial, y compris aux Etats-Unis, qui invite à repenser les formes de redistribution et les modes de consommation. Il nous fait aussi réfléchir à ce que l'on pourrait appeler l'expérience élève.

Pourquoi répondre aussi promptement aux desiderata des étudiants ?

Parce que cette « student experience » devient fondamentale ! Et le numérique va positivement aider à l'améliorer. Des bornes électroniques, par exemple, pourront bientôt nous renseigner sur ce que les étudiants et les managers apprennent et comment ils le font. Nous pourrons ainsi nous adapter à leurs spécificités, leur profil - leur nationalité, leurs choix professionnels, leurs spécialisations... Ce système de traçabilité peut fournir un service très personnalisé. Sachant que l'on comptabilise 13.000 business schools dans le monde, il importe, pour nous différencier, d'apporter la meilleure qualité de prestation aux élèves et aux managers. Une forme d'éducation à la carte, avec une granularité plus fine dans le contenu éducatif, devrait nous permettre de tirer notre épingle du jeu dans ce monde peu prévisible. On peut aussi imaginer une nouvelle forme de tarification des études. Demain, à ESCP, on pourra, après une formation initiale, continuer à bénéficier de certains modules de formation durant toute sa vie professionnelle. Avec le numérique, nous allons tisser des connexions plus fréquentes et plus durables avec les apprenants comme avec les entreprises.

Les business schools doivent-elles vraiment pousser les feux de cette façon-là ?

Si elles ne le font pas, d'autres agiront à leur place ! LinkedIn est déjà en train de mettre en forme des milliers de modules de formation, avec des mises à jour effectuées par des experts. Ce réseau social les propose à la vente pour quelques centaines de milliers d'euros. Il s'agit là d'une forme de concurrence séduisante que nous ne pouvons pas ignorer. Dans la même veine qu'OpenClassrooms, dont la formation non diplômante est tout de même reconnue par le répertoire national de la certification professionnelle (RNCP) aux niveaux les plus élevés. Le paysage concurrentiel de l'enseignement supérieur évolue.

Mais comment enseigner puis manager quand tout est complexe et imprévisible ?

L'anticipation est le mot d'ordre. Pasteur disait : « Le hasard ne favorise que des esprits préparés. » Le monde est complexe, il ne faut pas pour autant s'en effrayer. La bonne nouvelle est qu'une solide préparation peut aider à l'affronter avec efficacité. Revenir à l'école est un réflexe que doivent adopter les managers et les dirigeants. Immergés dans la réalité du monde du travail, ils y reviennent prendre du recul et réfléchir à leurs aptitudes comportementales (ou « soft skills »), notions difficilement enseignables dans des cours classiques . La gestion, les outils et méthodes sont une chose, mais il y a tout un pan subtil du management, fait de relationnel et de comportemental, qu'il est absolument capital de maîtriser. Pourquoi des gens très intelligents finissent par échouer ? Pourquoi ne savent-ils pas fédérer une équipe et déléguer ? Pourquoi ne possèdent-ils pas de sens politique ? Pensons à Darwin : ce ne sont pas les plus forts et intelligents qui réussissent, ce sont les plus adaptables à des contextes très changeants... Les jeunes s'essaient à développer ces capacités d'adaptation via des années de césure, des initiatives entrepreneuriales et associatives.

Pour conserver une longueur d'avance, il vous faut nécessairement investir. Où trouvez-vous les ressources ?

La manne publique et l'autofinancement ont atteint leurs limites. Nous sommes reconnaissants envers nos grands donateurs en lien avec notre fondation. N'oublions pas que l'éducation, avec la santé, font partie des secteurs attractifs pour des investisseurs que les Anglo-Saxons qualifieraient de « non-greedy », plus soucieux d'engagement sociétal que de rendement financier. Je ne suis pas favorable à une voie exclusivement privée, une part d'argent public assortie d'une minorité de blocage doit constituer un socle dans le dispositif. Il y a urgence à enclencher de nombreux investissements, notamment dans le numérique, l'acquisition de talents académiques et la rénovation de nos campus. Rien que celle de notre site parisien coûte 100 millions d'euros : les modes de vie des étudiants et les attentes changent au quotidien. L'ergonomie et l'aménagement des espaces aussi : des espaces ouverts sont aujourd'hui plus pertinents que de grands amphis et quantités de salles de cours de 30 places.

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Vous êtes dans une course à la taille critique ?

En France, le coût moyen d'un étudiant s'élève à 20.000 euros. ESCP, qui dénombrait 3.500 élèves en 2014, en comptabilise, en 2019, près de 6.300. Les établissements auront tendance à être moins nombreux mais de plus grandes tailles. En grossissant, les écoles peuvent amortir les coûts fixes sur un plus grand nombre d'élèves et, cela, sans dégrader la sélectivité car le vivier de recrutement devient de plus en plus mondial. C'est aussi comme cela que nous pouvons attirer davantage de professeurs, produire plus de recherche et figurer, de ce fait, dans les meilleurs classements. Grandir de façon raisonnée, c'est enclencher un cercle vertueux.

Quand les coûts flambent, l'éducation devient aussi de plus en plus élitiste ?

La proportion de boursiers en France au sein de l'enseignement supérieur est de 37 %. Elle est moindre dans les écoles de gestion. Nous sommes à 18 % à ESCP et nous nous engageons, dans les cinq ans, à atteindre les 20 à 25 %. Nous nous devons de maintenir un équilibre sociologique avec un flot constant d'étudiants issus de milieux moins favorisés. Mais cela n'a rien de facile. Les bourses sur la base de critères sociaux octroient au maximum quelque 5.000 euros par an. Or, la scolarité annuelle à ESCP s'élève à 16.000 euros. Sur trois ans, si l'on ajoute le coût de la vie, on arrive à 70.000 euros, soit deux années de salaire de diplômés net après impôt. L'école dispose de son propre fonds de dotation de bourses, mais il faudrait un système fiscal plus incitatif pour que les entreprises jouent davantage cette carte... D'un côté, la formule de l'apprentissage permet aux élèves de milieux défavorisés de suivre une scolarité. D'un autre côté, la réforme ne permet pas aux écoles de couvrir le coût réel de l'apprenti.

Son parcours

Directeur général de ESCP depuis 2014, Frank Bournois est aussi président de la commission formation de la CGE depuis 2017.

De mars 2010 à octobre 2013, il préside la commission d'évaluation des formations et diplômes de gestion. Professeur des universités à Assas (Paris-II) en management général et management interculturel/européen, il enseigne parallèlement à ESCP en tant que directeur scientifique de la chaire Dirigeance d'entreprise de 1998 à 2008 et devient Visiting Scholar à l'université de Princeton. En 1996, il prend la direction du centre en ressources humaines Ciffop.

Son actualité

Après divers colloques et conférences tout au long de l'année du bicentenaire de l'école, le directeur général a remis les titres de docteur honoris causa à l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin (promo 1972) ainsi qu'à S.A.S. le Prince Albert II de Monaco. Dans le cadre des conférences « Stand Up For A Sustainable World », la principauté de Monaco a annoncé un partenariat avec ESCP portant sur les nouveaux enjeux de l'immobilier, principalement liés à la tech et au développement durable.

L'école a, cette semaine célébré son bicentenaire à l'Atelier des Lumières, à Paris. L'occasion d'annoncer un changement de marque puisqu'elle va désormais s'appeler ESCP Business School.

David Barroux et Muriel Jasor

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