Le 11 février 2021 se tenait le premier webinar du Professorship in New Generation Management de ESCP, dont la mission consiste à étudier la Génération Z, pour ce qu’elle est d’une part, mais également dans son rapport avec le monde de l’entreprise : l’occasion d’anticiper les enjeux managériaux de demain. 

Alors qu’elle est pourtant entrée dans le langage courant, un flou entoure la caractérisation de la « Génération Z », censée désigner ceux nés après 1995 et qui commencent à peine à irriguer le marché du travail. Peut-on même se targuer d’envelopper sous un même label un pan si large de la population, sans se risquer à gommer à l’excès d’autres facteurs, plus situés, au fondement de l’identité de ses membres ? 
A cela, le Professorship in New Generation Management répond la chose suivante : il y a un invariant structurel simple qui unit tous les Z entre eux et par quoi ils se démarquent de leurs aînés : tous sont nés dans un monde où les écrans les précédaient. Pour eux, la révolution numérique n’a pour ainsi dire jamais eu lieu. Est-ce à dire que la génération Z se définit par son rapport au digital ? 

Pour répondre à cette question, ESCP recevait Elisabeth Soulié, anthropologue et autrice de La génération Z aux rayons X (Editions du Cerf), Arthur Bodolec, UX designer pour Facebook et Instagram, et Marie-Christine Levet, fondatrice et partner du fonds d’investissement spécialisé dans l’edtech Educapital. Trois profils tout à fait distincts, permettant de mêler le point de vue socio-anthropologique à celui des géants de la tech, de discuter des usages numériques de la Génération Z et de leurs identités digitales. Et puisque la jeunesse est assurément, dans une vie, période d’apprentissage et d’initiation, ce séminaire a été l’occasion de d’aborder de front la question de l’éducation digitale et du futur de l’école. 

Identité et écrans

L’expression « Digital natives » n’est pas un concept vide, elle caractérise un fait existentiel tout à fait concret : à partir des années 2000, les NTIC se muent en NTR, nouvelles technologies de la relation. C’est l’avènement des tous premiers réseaux sociaux, et l’usage de l’ordinateur n’est plus tant personnel que relationnel. C’est au cœur de ce tournant que naissent les membres de la génération Z, qui, de ce fait même, verront en grandissant leur moi social stimulé en permanence. Selon Elisabeth Soulié, les Z développent sur les réseaux sociaux, avec lesquels ils grandissent, des « tribus », des communautés affinitaires et affectives, constituées d’amis, d’amis d’amis et ainsi de suite : véritable foisonnement relationnel où l‘on communique, partage, s’informe, juge et même aime, ces communautés sont le lieu d’une construction identitaire qui, si elle prend racine dans le monde numérique, n’en est pas tant réelle et concrète. A cet égard, le dualisme virtuel/réel doit sûrement être dépassé, au profit d’une conception hybride qui tienne compte de la porosité entre ces deux sphères qu’on écarte trop souvent au motif que le monde digital n’est pas physique : la génération Z, elle, est résolument transfrontalière. 
En témoigne l’étonnement d’Arthur Bodolec lorsqu’il travaillait sur les fonctionnalités de partage de photos et « stories » sur pour Instagram et Facebook. Contrairement à ce qui avait été envisagé, les jeunes utilisateurs n’accordaient que peu d’importance à l’esthétique des images publiées: ce qui comptait pour eux, c’était de partager des « petits riens », des infimes fragments de vie qui permettent de maintenir un lien constant avec son cercle social au-delà de la seule présence  physique, non comme un substitut de celle-ci (les relations sociales « réelles » n’ont pas diminué depuis l’avènement des réseaux sociaux, les Z ne se voient pas moins que leurs aînés) mais comme une manière de la faire perdurer, et même de la consolider. La qualité de la photo ne compte pas, la dimension utilitaire ne compte pas : ce qui importe, c’est le maintien du contact social, d’une présence à l’autre au-delà des barrières physiques.
Et Marie-Christine Levet d’ajouter que ce rapport structurant des écrans dépasse le seul cadre relationnel : il reconfigure aussi absolument la façon qu’ont les Z d’apprendre. Elle explique que deux tiers environs d’entre eux considèrent YouTube comme leur premier moyen d’apprentissage. Une tendance contre laquelle, selon elle, on ne peut aller, et qu’il faut donc urgemment se réapproprier. 

Génération ludique ? 

Plutôt que de lutter contre le recours massif aux écrans donc, si tant est que cela soit possible, ne vaudrait-il pas mieux se réapproprier l’usage de nos écrans, et tirer profit de ce qu’ils ont de mieux à nous offrir en termes de pédagogie et d’enseignement ? C’est en tout cas le pari de l’EdTech. L’école ne devrait pas, selon Marie-Christine Levet, passer à côté de ce changement de paradigme, dont elle admet par ailleurs qu’il ne doit nullement remplacer, mais sinon compléter, la dispense des cours en présentiel et en groupe. Ce que permettent les outils digitaux, au contraire, c’est la personnalisation de l’apprentissage : une adaptation à la manière dont chacun retient, se remémore et apprend, en fonction de ses besoins et de son niveau d’avancement ou d’aisance dans les programmes. Par exemple, on peut imaginer l’insertion des outils numériques dans les salles de classe, et la façon dont ils permettraient, après que le professeur a donné son cours, que chaque élève reçoive et fasse les exercices qui lui soient adaptés. Plus encore, l’éducation numérique, quand elle collabore avec la recherche, permet d’intégrer au processus pédagogique des dimensions qui en augmentent la portée ou l’efficacité : on en veut pour exemple l’essor des jeux vidéo éducatifs, qui incorporent à l’apprentissage une dimension ludique faisant parfois cruellement défaut au monde académique, alors même qu’elle facilite le processus de mémorisation. C’est la raison pour laquelle EdTech investit dans des projets tels que Power Z , jeu éducatif en ligne au sein duquel il faut, pour progresser, résoudre des questions de mathématiques ou de science, de sorte finalement qu’on ne « se rend plus compte qu’on apprend ». 
La gamification dont il est ici question, qui consiste à utiliser les mécanismes du jeu dans d’autres domaines, est particulièrement probante dans le domaine numérique et, corollaire peut-être, efficace auprès de la génération Z. C’est un point auquel souscrit Elisabeth Soulié, qui conceptualise dans son ouvrage, le passage du « je » au « jeu » : les potentialités créatives et ludiques du net et des applications permettent aux membres de la génération Z de travailler leur identité, de brouiller la notion d’individu, perçue comme normée ou « assignée à résidence », dans une identité de genre, de classe, une identité professionnelle. L’ouverture et l’interrelation permanente du digital est à la source d’un foisonnement de repères, de références et de valeurs, de cultures et de langue, si bien que le Z n’est plus un individu mais une personne, définie par les relations qu’elle entretient avec les autres. Et rien n’est moins fixe qu’une relation, aussi ces identités-là sont-elles sans cesse reconfigurées. 
Chez Instagram, c’est une tendance que l’on a remarquée depuis longtemps : de nombreux utilisateurs Z créent des comptes éphémères ou des « finstagram » (comptes secrets, souvent réservés aux amis proches, dont le contenu est beaucoup plus authentique) qui sont autant de manière d’expérimenter différentes personnalités, de jouer avec elles et d’éprouver voire de former toutes sortes de micro-cultures numériques rapporte Arthur Bodolec

Du bon usage des écrans 

Toutefois, et l’éreintement partagé du confinement nous l’a montré, il serait absurde de s’en référer au tout-digital. Ce n’est nullement le propos tenu, et l’éducation digitale, telle que défendue par Marie-Christine Levet, s’inscrit en fait en totale opposition avec la vision commune selon laquelle elle se limiterait aux cours en visio-conférence. Il s’agit bien plutôt de le conduire à l’intérieur des salles de classe, de former les professeurs, et d’inscrire ce développement dans un processus politique, en collaboration avec l’Education nationale, avant que les GAFAM également intéressés par ces enjeux ne s’en emparent complètement. Car il faut ajouter que le marché de l’EdTech est évalué à 500 milliards de dollars pour 2025, contre 325 avant la crise sanitaire. L’épidémie de Covid a joué ici un rôle d’accélérateur, dans la mesure ou 1,7 milliard d’élèves à travers le monde se sont vus contraints de suivre leurs classes en distanciel. Mais surtout, elle aura été lourde de conséquences pour une génération qui a subi de plein fouet la perte du lien social offert par l’école. De quoi pointer du doigt une impréparation de notre système éducatif ?
Pour Marie-Christine Levet, un investissement antérieur dans des plateformes collaboratives et conviviales d’enseignement digital aurait pu éviter, sinon diminuer le phénomène « visioconférence » et la solitude qui en découle. 
Le digital, aussi structurant soit-il dans la formation de l’identité, tant personnelle que sociale des Z, ne peut jamais se substituer à toutes les dimensions de l’existence. Elisabeth Soulié ajoute que la pandémie de Covid-19 a montré une certaine forme de saturation par rapport aux écrans pour cette génération, qui est aussi éminemment nomade et affective, tribale : dans cette assignation à résidence, c’est toute une forme de relation à soi, aux autres et au monde qui s’est retrouvée atrophiée. Par ailleurs, elle avance que la sollicitation constante des écrans soustrait aux Z le temps long, le temps pour soi, celui de la réflexivité, de l’ennui et du se-penser, pourtant indispensable pour se forger individuellement : elle met en avant le risque de la dissolution du soi dans le collectif par l’usage excessif des réseaux sociaux.  
D’où la nécessité d’une certaine forme de vigilance dans son rapport au digital, qui est aussi et peut-être même avant tout la responsabilité des acteurs qui le façonnent. C’est ainsi qu’Arthur Bodolec explique que chez Instagram, ces dernières années, se multiplient les équipes « Intégrité » « Safety » et « Well-being », dont l’objectif est de comprendre et de supprimer les éléments toxiques qui peuvent émaner de l’utilisation de la plateforme. Il s’agira par exemple d’identifier le plus rapidement possible les formes de bullying en ligne et de mettre à disposition des victimes des moyens d’action, même lorsque celui-ci a lieu de manière quasi-invisible, dans les messages privés. 

Il est intéressant de noter qu’Instagram ne particularise pas ou très peu sa plateforme en fonction des régions, et tente de proposer un contenu globalement homogène. Si les réseaux de la génération Z, dont on comprend combien ils importent dans la vie quotidienne de ses membres, sont si uniformes, est-on en droit de penser qu’elle est à leur image ? Un saut qu’on se garderait bien de franchir, tant les écosystèmes au sein desquels les Z évoluent sont multiples et complexes. Et Elisabeth Soulié de souligner qu’il s’agit là d’une génération polymorphe, « liquide », qui passe son temps à se reconfigurer via son rapport aux médias sociaux. Y a-t-il un gap intergénérationnel plus large entre un Z et ses parents qu’entre deux Z de deux pays différents ? Il serait absurde d’affirmer l’une ou l’autre chose, mais l’on peut s’avancer à dire que cette probabilité ne cesse pas de s’amplifier. 

Pour ceux de nos lecteurs que ces sujets intéressent, l’ensemble de la conférence est à retrouver ici

L’équipe du Professorship in New Generation Management 
 

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